Au Cameroun, les basses œuvres d’une unité équipée par la France

Au Cameroun, le « Bataillon d’intervention rapide », une unité d’élite de 5 000 soldats, est soupçonné des pires exactions dans des « chambres de torture secrètes ». Ces forces spéciales sont équipées et formées par la France.

Au Cameroun aussi, du matériel militaire français est utilisé contre des populations civiles. Dans le nord du pays, l’armée nationale de l’inamovible président Paul Biya, vieil ami de Paris depuis des décennies, mène depuis 2009 une lutte sans merci contre le groupe djihadiste Boko Haram.

Mais le BIR – « Bataillon d’intervention rapide », une unité d’élite de 5 000 soldats – est régulièrement accusé de violer les droits de l’homme et de réprimer, sous couvert de lutte antiterroriste, la population locale. Ces dernières années, plusieurs rapports d’ONG sont venus étayer les accusations de torture et d’exécutions sommaires visant ces commandos (lire ici).

Or selon une enquête de « FrenchArms », projet initié par Lighthouse Reports en coopération avec Disclose et le soutien d’Arte, Bellingcat, Radio France et Mediapart (voir Boîte noire), des véhicules militaires « Bastion » de fabrication française sont utilisés par le BIR dans ces régions frontalières avec le Nigeria et le Tchad.

Ces blindés légers sortis des chaînes d’assemblage de la société Arquus (ex-Renault Trucks Défense) sont notamment utilisés par le Bataillon occupant l’un des plus grands centres de torture clandestins de la région, ainsi que le montrent les images ci-dessous.

Dans le sud du pays, où l’armée camerounaise réprime dans le sang la minorité anglophone, le BIR utilise également, selon nos informations, ces mêmes blindés fabriqués en France. Profitant du recul relatif de Boko Haram dans le Nord, le gouvernement camerounais a en effet choisi de redéployer ses troupes d’élite vers les régions anglophones.

Selon des sources diplomatiques, Paris et Washington, qui forment et équipent ces unités (avec les Israéliens), ont fait part de leur mécontentement de voir ces soldats passer de la lutte antiterrorisme à ce qui s’apparente à une guerre civile. Mais Paul Biya a fait la sourde oreille et le Quai d’Orsay n’a, semble-t-il, pas trop insisté. Au mois de juin, un reporter de Mediapart a pu constater de visu que le BIR continuait à opérer dans les régions anglophones du Cameroun.

Selon le Sipri (Institut international de recherche sur la paix de Stockholm, qui publie chaque année des bases de données sur les ventes d’armes), la France a vendu 23 « Bastion » au régime camerounais ces dernières années. L’achat pour le compte des autorités camerounaises a été financé par le Département de la défense des États-Unis, dans le cadre de programmes de coopération militaire et sécuritaire, depuis suspendus en réaction aux allégations de violations des droits humains.

Ces livraisons de matériel, confirmées par le site de l’ATT (Traité sur le commerce des armes, signé par la France), ont eu lieu en 2015 et 2016. Après donc que les premières alertes sérieuses sur les exactions de l’armée nationale, et en particulier du BIR, ont été relayées à l’échelle internationale. Ce qui met la France en difficulté, la « position commune » de l’Union européenne, fixée en 2008, disposant que « les États membres sont déterminés à empêcher les exportations de technologie et d’équipements militaires qui pourraient être utilisés à des fins de répression interne ».

Sollicitée, la société Arquus n’a pas répondu à nos questions précises sur le sujet. Le Conseil des industries de défense françaises (Cidef), qui représente les professionnels du secteur, rappelle que ce derniers n’opèrent pas sans « autorisation préalable délivrée par une commission interministérielle placée auprès du Premier Ministre » (voir la réponse complète sous l’onglet Prolonger).

Les autorités camerounaises n’ont pas retourné nos demandes d’entretien, mais le gouvernement français estime lui qu’il exerce un contrôle des exportations des matériels de guerre à la fois « strict, transparent et responsable » (voir également sous l’onglet Prolonger).

Silence radio, en revanche, au Quai d’Orsay où l’embarras règne chez certains diplomates. Surtout depuis que, dans la foulée d’un premier rapport déjà sévère sur les violations des droits de l’homme par l’armée camerounaise en 2015, Amnesty International a révélé deux ans plus tard, images à l’appui, l’existence de « chambres de torture secrètes » aux mains du BIR dans le nord du pays.

L’ONG s’est à cette occasion appuyée sur « les cas de plus d’une centaine de personnes, dont des enfants, placées en détention de manière arbitraire, torturées, voire tuées, dans des lieux tenus secrets, sous le nez de hauts gradés de l’armée camerounaise ». 32 des 101 témoins interrogés par Amnesty déclarent avoir « vu d’autres détenus mourir des suites de la torture ».

L’organisation a aussi répertorié « 24 méthodes de torture différentes » (« les plus courantes étant les coups, les positions en tension douloureuses, les suspensions et les simulacres de noyade ») et une vingtaine de camps de torture utilisés entre 2014 et 2017. Parmi eux : le quartier général du BIR à Salak, près de Maroua. Celui où nous avons établi la présence de blindés français.

Dans les deux régions anglophones du Sud-Ouest, le BIR procède à des opérations de « contre-insurrection » visant à couper les populations civiles des insurgés. Ces méthodes leur ont été enseignées par des formateurs français, américains et israéliens, selon les principes élaborés par la France à l’époque des guerres d’Indochine et d’Algérie et perfectionnés par les Américains en Irak.

Plusieurs témoignages recueillis par Mediapart au Cameroun font d’ailleurs un parallèle entre la guerre sanglante qui a eu lieu dans le pays avant et après l’indépendance de 1960, et les opérations menées aujourd’hui en zone anglophone. On retrouverait le même niveau de violence à l’encontre des populations civiles.

Ce qui avait démarré en 2016 par des manifestations visant à obtenir un respect du bilinguisme et de l’égalité de tous les citoyens s’est transformé depuis en véritable guerre civile, notamment en raison des exactions de l’armée camerounaise. De nombreux témoignages recueillis par les ONG et la presse internationale font état de maisons brûlées, de viols, de tortures et d’assassinats « pour l’exemple » dans les villages de la zone anglophone.

Le gouvernement a tout fait jusqu’ici pour étouffer ce conflit qui a provoqué, au bas mot, 2 000 morts et plus de 500 000 déplacés. « Même si les insurgés mènent des opérations de guérilla et sont désormais mieux équipés grâce à des armes en provenance du Nigeria voisin, la majeure partie des violences est imputable aux soldats gouvernementaux, notamment le fameux BIR qui a fort mauvaise réputation dans la région », raconte la responsable Afrique d’une ONG qui a effectué des enquêtes de terrain au Cameroun.

Une vidéo montrant l’utilisation des Bastion par le BIR a été géolocalisée dans les faubourgs de Buéa, la capitale officieuse du Cameroun anglophone et l’un des points de tension les plus forts entre militaires et insurgés.

Le président Paul Biya a appelé début septembre 2019 à un « dialogue national » de toutes les parties pour tenter de résoudre le conflit, mais sans pour autant lever les opérations armées ni libérer les prisonniers lourdement condamnés pour s’être exprimés sur ou avoir pris part à l’insurrection. Surtout, même si cette guerre civile qui ne dit pas son nom s’achève, la plupart des Camerounais anglophones estiment qu’ils auront beaucoup de mal à oublier ce qui s’est déroulé, étant donné le niveau des exactions menées par les troupes gouvernementales depuis bientôt trois ans.

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